Le sutemi ou la stratégie du sacrifice

L’Aïkibudo assure la pérennité, à haut niveau, de l’art du sutemi. Très spectaculaire, le sutemi représente un volet original dans la pratique de notre Art. Il apporte beaucoup de plaisir au pratiquant dès lors que ce dernier est parvenu à dépasser les difficultés des premiers apprentissages.
Le point de vue de Daniel Bensimhon, suivi d’un entretien avec Maître Floquet.
[Article paru dans la lettre du Cera n°17]

La technique spécifique du sutemi n’est abordée qu’à partir du premier dan, car elle suppose de la disponibilité corporelle et un vécu déjà important en Aikibudo. Donc, dans le programme du deuxième dan, l’on peut trouver le début du Kihon sutemi comportant trois techniques qui sont des han sutemi (demi sutemi) dans lesquelles le pratiquant vient mettre un genou au sol pour renverser son partenaire. Au programme du troisième dan, le Kihon sutemi devient complet et se rajoutent trois autres techniques de sutemi dans lesquelles tori vient se poser intégralement au sol. C’est donc, et jusqu’au troisième dan, assez peu de techniques qui peuvent être exigées lors de passages de grades.

Quand l’utiliser

C’est essentiellement sur des attaques en distance ma (et principalement sur tsuki chudan) que l’on doit effectuer les sutemi et c’est ainsi qu’ils doivent être montrés dans la majorité des cas. Cependant, dans certains cas particuliers de kaeshi wasa, certains sutemi se prêtent particulièrement au renversement et peuvent déboucher sur une immobilisation au sol. On mesure ici l’influence du Judo dans ces techniques avec tous les travers que cela comporte.

Comment le pratiquer

L’aspect essentiel du sutemi est de créer chez uke une impossibilité de se stabiliser à l’issue du déséquilibre. Cette notion se retrouve également dans d’autres types de techniques mais c’est d’autant plus vrai pour le sutemi puisque tori vient se mettre au sol et peut se trouver de ce fait en position de faiblesse. De plus, la projection du partenaire est due uniquement à un jeu de déséquilibre et non pas à une quelconque clé articulaire compensant parfois un déséquilibre insuffisant ou un retard dans le déroulement de la technique.

Dans cette idée de sacrifice, tori doit toujours chercher à tonifier son corps, à le tendre et à ne pas venir s’asseoir sur le sol. Dès qu’il casse son corps, il cesse de dynamiser son partenaire et risque de ne pas réussir à le projeter.

Il lui faut être le plus possible collé à son partenaire pour que sa masse corporelle l’entraîne sans lui laisser la possibilité de se récupérer; un espace trop grand entre les deux peut permettre à uke de fléchir son corps, de descendre son centre de gravité, de renforcer ses appuis au sol et d’annuler ainsi le déséquilibre qu’il vient de subir. Tori, en cherchant à se “sacrifier”, risque fort d’être le seul à se retrouver au sol, ce qui n’était pas prévu initialement. Cependant, ces principes ne s’acquièrent pas immédiatement et demandent des phases de décomposition.

Comment l’aborder

Il n’est pas facile de décomposer ce genre de technique mais uke peut permettre d’y parvenir. Prenons l’exemple, comme sur les illustrations ci-dessous, de ude kake sutemi qui est une technique très éducative.

Tori saisit le bras du partenaire et vient accrocher son propre col pour être sûr de bien entraîner uke. Il se met ensuite en déséquilibre avant, de façon à venir poser sa tête contre la poitrine du chuteur. Son corps est à ce moment tendu et devra le rester jusqu’au bout. C’est souvent à ce moment que réside la difficulté de réalisation. Uke doit s’efforcer de retenir le plus longtemps possible tori avant de chuter afin que ce dernier parvienne à corriger son attitude. La tête du pratiquant a beaucoup d’importance car c’est elle qui donne la direction de la chute. Tori regarde donc où il veut entraîner uke, de ce fait son corps tourne et canalise le chuteur.

A aucun moment tori ne laisse se créer d’espace entre lui et le partenaire. Quand son corps tourne sur un plan horizontal, le bras étant depuis le début solidement accroché, uke devient solidaire de tori. Le fait de venir poser son corps au sol entraîne inévitablement uke dans sa chute au-dessus de lui.

Ce mouvement effectué lentement devra être fait sans aucun temps d’arrêt, en ayant toujours à l’esprit que le partenaire doit rester en déséquilibre, ce qui est une condition fondamentale pour parvenir à le projeter. Le “timing” donne la crédibilité au mouvement ; en effet, le partenaire doit se sentir entraîné continuellement vers la chute, sans jamais pouvoir se récupérer. La technique est alors fluide, harmonieuse, souple, tout en gardant la part d’efficacité qui lui est propre.

Pour se relever, tori doit garder au sol ses appuis latéraux et ne pas venir s’asseoir. Il bascule sur le ventre et se retrouve en kamae. C’est un moyen rapide et esthétique de reprendre sa position debout après l’exécution de la technique.

Comment chuter

Pour éviter les risques d’accident, le principe élémentaire est que uke chute systématiquement sur le bras qui est tenu. Sur les photos, on voit bien que la chute s’effectue à droite car la technique a été faite sur le bras droit. C’est une règle essentielle et tous les sutemi satisfont à cette dernière.

Le chuteur doit être très disponible et s’efforcer de suivre le mouvement sans se raidir. De cette aisance dépendra la qualité de sa chute ainsi que la compréhension de la technique.

Daniel BENSIMHON

«L’art de sacrifier stratégiquement sa verticalité en tant que méthode de projection»

Maître Floquet, qu’est-ce qu’un sutemi?

Conventionnellement, il se dit que c’est “l’art de sacrifier son équilibre pour projeter son adversaire” (ou son partenaire). Pour l’exécutant (le pratiquant), c’est un mouvement qui va consister à lancer, “projeter” sa masse corporelle, à laquelle il appliquera éventuellement une rotation plus ou moins ample autour de son grand axe vertical, vers le sol et selon une trajectoire avant, latérale ou arrière, en y associant solidairement et périphériquement le corps de son partenaire pour l’entraîner et finalement le projeter sous le double effet de la force de gravité ainsi accélérée, et de la force centrifuge ainsi produite.

Le terme “sutemi” est communément traduit, dans la littérature classique consacrée aux arts martiaux, par: “projection en sacrifice” ou “se sacrifier pour projeter son adversaire”; notez que cette dernière traduction n’est pas sans évoquer la notion de kamikaze qui, pour sa part, est générée par l’éthique du Bushido. Cependant, sur un plan plus pragmatique, dans un combat un contre un, se sacrifier pour entraîner l’adversaire dans sa chute, ou dans sa perte, n’est pas d’un grand bénéfice. La notion du “tout ou rien” que sous-tend ce concept est opposée aux valeurs techniques du Budo

Il est plus juste et plus Budo de définir le sutemi comme étant l’art de sacrifier stratégiquement sa verticalité en tant que méthode de projection. Cette notion est plus juste d’un point de vue pédagogique d’une part, et d’un point de vue technique d’autre part. Car premièrement, lors de l’apprentissage, les premiers sutemi s’effectuent sans se projeter au sol, seul l’un des genoux y est porté, ce sont les han sutemi, et deuxièmement, le changement d’orientation du grand axe vertical du corps est contrôlé, ce n’est pas un déséquilibre proprement dit, c’est un changement du plan de cet axe vertical sur une trajectoire choisie et contrôlée

Qu’elle est l’origine des sutemi ?

Son origine procède, tout comme celle des autres techniques d’arts martiaux, de l’activité humaine et des capacités de l’homme à s’adapter aux évènements et à s’en enrichir. Comme la plupart des techniques fondamentales, le sutemi est naturellement né d’un mouvement fait par hasard, opportunément, puis volontairement reproduit et modélisé en principe. En ce qui concerne notre histoire, celle de l’Aikibudo, l’art du sutemi y est présent dès l’origine, à travers l’une des composantes historiques: le Yoseikan Shinto Ryu. Ici, je me permets d’ajouter que le Yoseikan Shinto Ryu et l’Aikibudo assurent la pérennité, à haut niveau, de l’art du sutemi. L’introduction du sutemi dans le programme de l’Aikido-Jujutsu du Yoseikan (dénommé Yoseikan Shinto Ryu) est l’œuvre du Maître Minoru Mochizuki, qui avait étudié ce domaine particulier du Judo avec le Maître Kyuzo Mifune, dont il fut l’élève particulier.Le Maître Kyuzo Mifune, 10e dan Kodokan, était un des grands noms du Judo Kodokan de la première moitié du XXe siècle, et parmi ceux-ci, le spécialiste du sutemi à la technique d’une grande finesse et au style proche de notre Aïkibudo. Ce grand sensei est décédé dans les années 60. Il était de mon devoir de préserver ce patrimoine traditionnel et moderne dans l’œuvre Aikibudo.

Si l’on se réfère au contenu des programmes de passage de grades d’Aikibudo, on constate que les sutemi commencent à apparaître, et seulement sous la forme des han sutemi, à partir du deuxième dan; comment expliquez-vous la place, que l’on pourrait se hasarder à qualifier de “tardive”, des sutemi dans l’apprentissage de l’Aikibudo?

En premier lieu, je dirai que l’apprentissage du sutemi se situe, tout naturellement et logiquement, du point de vue pédagogique, après l’apprentissage des bases de l’Art Aikibudo. L’esprit, le style et la forme de corps qui constituent le fond de l’Aikibudo ont été générées par l’Art du sabre. A contrario, l’art du sutemi est né de la lutte au corps à corps.

La technique du sutemi, pour être appliquée dans la forme et dans l’esprit de l’Aikibudo, doit au préalable être adaptée à ses principes de base et n’intervenir qu’après l’acquisition confirmée de ceux-ci. La pratique prématurée du sutemi, qui se résume souvent à un corps à corps de combinaisons complexes et ludiques, conduirait infailliblement à un étouffement du style, de la forme, et donc de l’esprit de l’Aikibudo. C’est d’ailleurs, bien malheureusement ce qui s’est produit au Yoseikan, où le sutemi a insidieusement étouffé le style et la technique Aiki recréant en ses lieux et places le style Judo. Pour notre Aikibudo, ce danger est heureusement écarté gràce à la conscience pédagogique de tous les enseignants de notre école.

Le sutemi est un élément prestigieux de notre programme technique au sein duquel il occupe une place tout à fait particulière. Cependant, je précise en insistant avec fermeté que le sutemi n’intervient pas dans l’apprentissage de l’Aikibudo. Il n’est adapté et exploité dans la pratique qu’après l’acquisition confirmée des bases qui procèdent de l’édification de l’aikibudoka. Dans le cadre de cette exploitation, il participe au renforcement des qualités physiques et mentales du pratiquant et met à sa portée une riche panoplie de techniques spécifiques.

Ces techniques, qui, mal exécutées, ne sont pas exemptes de danger, nécessitent une certaine expérience, tant de la part de l’exécutant que de celle du chuteur. Cela seul suffit à ne motiver l’inscription des sutemi au programme général Aikibudo qu’à partir du deuxième dan pour les han sutemi, et du troisième dan pour les suivants

Dans ses bienfaits éducatifs, la pratique du sutemi qui n’est pas aussi aisée qu’on pourrait le penser à la simple observation, et dont la chute ne se subit pas sans une certaine appréhension, aguerrit le yudansha et apporte à sa formation sur les plans psychologique et physique. En matière de défense, notamment contre plusieurs agresseurs, le sutemi n’est pas particulièrement recommandé du fait qu’en sacrifiant sa position verticale, on perd sa position de garde et de sécurité, et qu’en se jetant au sol on se met soi-même en position d’insécurité.

Je profite de l’opportunité que m’offre cet entretien pour rappeler qu’en Aikibudo l’attitude doit demeurer verticale et que tout contrôle d’un agresseur au sol doit s’effectuer les mains libres en conservant cette disponibilité verticale. Dans l’attitude debout, le corps est droit (shisei), les épaules basses, la force dans les hanches et l’abdomen, jamais de force dans les épaules. Mais cela, vos lecteurs le savent tous déjà..

Propos recueillis en 2012 par Marie-José Mallet

La Lettre du CERA n° 47 (automne 2022)

La lettre du CERA n°47 est disponible dans l’espace adhérent

Au sommaire :

La suite et la fin de l’étude d’Arielle Pyard, consacré à la gestion mentale. Appliquée (dans le présent numéro) à l’apprentissage de l’Aïkibudo.

Toujours dans le domaine de l’étude et de la recherche, le travail de réflexion de Jean-Marc Epelbaum consacré au mouvement et au temps dans la connaissance de l’Aïkibudo.

Dans notre série « témoignage » celui de Anne-Marie Labbat, professeur à Dardilly et DTR de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Anne-Marie qui nous invite à mieux la connaître et à apprécier son parcours.

La suite de notre feuilleton « Les aventures de Takeko » épisode 3, imaginé et écrit par Céline Peker.

Sans oublier le « Mot du Fondateur » consacré à un souvenir avec le Maître Minoru Mochizuki lié à une anecdote historique, bien explicite et révélatrice de secrets de l’Aïkibudo (en français et en anglais).

Bonne lecture à tous et bonne fin d’année.
Rendez-vous en 2023 pour un nouveau numéro

Le mot du fondateur Alain Floquet : Le Kendo

Le kendo a toujours été l’occasion d’échanges enrichissants avec Maître Minoru Mochizuki. Quelques années après les championnats de kendo auxquels j’avais participé en 1970 à Tokyo, lors d’un agréable moment de partage en présence du professeur Ishikawa Kazuhide (professeur de français à Shizuoka et ami de Maître Minoru Mochizuki), on parla de compétition, de Budo et de sport.

À cette occasion, le Maître me rapporta que Tokugawa Ieyasu (l’un des administrateurs des Toyotomi) avait invité l’escrimeur Sekishusai Yagyu, du village de Yagyu, à démontrer les secrets de son art devant les généraux et officiers de son clan, ce qu’il accepta et fit avec Mataemon Munenori, son cinquième fils.

Impressionné par la démonstration, Ieyasu décida d’attaquer Sekishusai. Bokken en main, il engagea le combat. Sekishusai s’élança et pénétra vivement dans sa garde. Il le contrôla aisément avec sa main et son coude et le désarma en utilisant le principe essentiel de l’art de l’épée de l’école Yagyu.

Ieyasu et les guerriers présents admirèrent l’action mais s’étonnèrent qu’il n’avait fait que désarmer son adversaire sans conclure par le geste final et symbolique qui représentait la mise à mort, geste accompagné du kiai “Toh”, comme dans les kata. Sekishusai expliqua qu’il était facile d’achever un adversaire d’un coup de sabre, mais que cette mort engendrerait certainement une vengeance, ce qui en amènerait une autre, suscitant un cercle vicieux de violence sans fin. Ces vendettas étaient courantes à cette époque troublée de guerres civiles. Elles étaient la cause principale des souffrances du peuple et notamment des paysans. Escrimeur parvenu à une grande sagesse, Sekishusai était convaincu que si l’on arrivait à vaincre l’ennemi sans le tuer, même en prenant quelques risques, on tenait là un moyen d’établir une base solide pour la paix. Il démontra ainsi le principe essentiel de l’art de l’épée de l’école Yagyu, Muto dori mitsu no kurai. Suite à cet exploit, qui manifestait un grand sens d’humanité, Ieyasu engagea le fils de Sekishusai, Mataemon, au titre de hatamoto (garde officiel d’un seigneur ou d’un shogun). Par la suite, Mataemon devint préfet du département de Yagyu.

Se jeter sur l’adversaire pour vaincre tout en prenant des risques se nomme : sutemi (littéralement : « sacrifice »). C’était là tout son art. C’est également le principe de l’aïki qui est mis en œuvre dans cette action. Lors de l’un de nos échanges épistolaires, Minoru Mochizuki sensei évoqua cet état et m’écrivit : « Lorsque tu surveilles un individu malfaisant qui va commettre une agression, tu interviens immédiatement, sans calcul, le maîtrisant avant que toute chose puisse mal tourner. Cela, professionnellement, tu l’as connu de bonne heure. C’est encore cela l’aïki, le principe de l’aïki. Et l’esprit suprême de l’aïki, c’est irimi. Entrer et décider après « .*

* Alain Floquet, Budo en partage, Budo Ed. 2022